Le soupirant

- Je sais pas bien ce que je peux lui trouver au fond.
- Ah bon ? Pourtant…
- Oui, je sais. Je suis fou d’elle. C’est assez ridicule de dire ça comme ça, mais bon. Tu vois, quand tu la regardes, elle a pas l’air de grand chose comme ça. Enfin non, c’est faux : je l’ai vue et je l’ai aimée, immédiatement. Je l’ai pas su tout de suite, mais en y repensant… Elle m’obsédait avant même que je la connaisse. On m’avait parlé d’elle. On m’avait dit qu’elle était brillante. Ca m’avait intrigué. C’est rare, quand même, qu’une personne puisse apparaître aux autres comme “brillante”. J’aimerais qu’on parle de moi comme ça. Bref, la première fois que je l’ai vue, j’ai été comme attiré, sans bien pouvoir me le formuler à moi-même. Je lui ai parlé. Elle a souri, elle était vivante et joviale. Et effectivement, ce petit rien dans ses yeux, qui “brille”… On se rend vite compte que ce n’est pas quelqu’un d’ordinaire. Sa beauté n’est pas époustouflante : c’est plutôt une somme de détails, qui ont toujours “l’air de rien”, si on fait pas gaffe, mais qui sont en fait ultra fascinants pourvu qu’on s’y attarde. C’est le genre de personne : plus tu la regardes, plus tu peux découvrir un truc que t’as raté, et tu te lasses pas, ensuite, de la regarder. Les charmes s’ajoutent et à la fin, tu te retrouves piégé dans une somme de désirs qui s’alimentent les uns les autres. On devient ensuite rapidement obsédé, obsessionnel…
- On m’a dit que c’était quelqu’un d’assez faux, en définitive.
- C’est peut-être vrai. Au fond je n’en sais rien. J’ai beau chercher, j’ai beau essayer de la comprendre, j’arrive à rien. C’est clair qu’elle se planque en permanence – de quoi, je ne sais pas. Des fois elle a donné l’impression de se dévoiler, et je n’ai rien compris. Elle est contradictoire, elle erre, comme ça, on dirait en fait qu’elle se cherche elle-même et que ça lui fait mal, au fond, peut-être. De devoir tant chercher. Je brode, en fait j’en sais foutrement rien, de ce qui peut se passer dans sa tête. Et ça m’énerve quand même pas mal. Car bon, cette obsession, ça peut pas durer. Faudrait passer à autre chose. Mais j’y arrive pas. Je la vois et j’oublie – j’ai envie de lui plaire, j’ai envie de la comprendre, elle est belle… Non, elle n’est même pas belle. Elle est mignonne, elle est charmante, elle se rend séduisante. Je la veux. Quand je la vois plus, j’ai vraiment envie de l’oublier, je me dis qu’il faut que je pense à autre chose, et plus je veux penser à autre chose, plus ça me ramène à elle. Pourtant elle m’a bien dit que c’était impossible. Enfin, je crois… Elle est folle, en fait. Ou bien elle a peur de l’être ? Je crois pas vraiment qu’elle le soit. Pas autant qu’elle l’imagine en tout cas. Elle l’est pas plus que moi, ou un autre. Elle m’agace tiens. Elle pourrait être un peu plus claire !
- Claire à propos de quoi ?
- D’elle-même, de moi, des autres. Elle se met volontairement en retrait, elle affirme d’elle-même qu’il faut pas chercher à la connaître. Comme si y’avait une sorte de monstre ou quoi, enfoui dans sa poitrine… Bref. Et puis en même temps elle fait sa gentille. Elle sait qu’elle me plaît, et elle me torture, l’air de rien ? Je sais pas si elle le fait exprès. Sûrement. Cruelle ! Et puis, plus je suis distant, plus elle joue à la bienveillante. Mais dès que je lui montre qu’elle me plaît, elle se rétracte, comme ça, elle a presque l’air dégoûtée, ou lasse. C’est horrible d’être comme ça !
- Douche écossaise ?
- Oui, c’est ça. C’est tout à fait ça. Chaud froid. Cours-moi après que je t’attrape. Pourquoi les filles font-elles toutes ça ?
- C’est le syndrome Mathilde de la Mole…? Elle est sûrement indécise elle-même…
- Oh non, je crois pas. Elle est déjà prise.
- Ca n’empêche rien.
- C’est vrai. Mais je sais pas… Son mec a dû réussir à la comprendre pour l’avoir. Moi j’y arrive pas. Alors…
- C’est pas sûr que son mec ait vraiment réussi.
- Oui, c’est pas sûr. Mais… Elle en parle toujours bizarrement, de son mec. Comme s’il venait d’un autre monde. Auquel ils appartiendraient, tous les deux. C’est mauvais signe. Bordel ! Pourquoi est-ce qu’elle est comme ça ? Pourquoi est-ce que j’arrive pas à passer à autre chose ? Toutes les autres filles me semblent fades  à côté d’elle, c’est affreux.
- Tu t’obstines parce qu’elle te résiste.
- Oui, bien sûr. Je suis un peu con, moi aussi.
- Peut-être qu’elle espère quand même…?
- Qu’il se passe un truc ? Ce serait un peu tordu, non ? C’est possible, remarque. Elle pourrait vouloir que je me lance. Juste pour la beauté du geste. Juste pour avoir le plaisir de me voir me faire humilier en beauté devant ses lèvres fermées. La garce.
- C’est presque joli, ce que tu viens de dire.
- Le coup des lèvres fermées ? Merci. Je sais pas, l’amour me rend con et un peu poète. Je sais pas si c’est tellement souhaitable.
- Il paraît que ça l’est quand même.
- L’amour rend vivant, tout ça…? Alors quoi, ce serait par charité qu’elle me torturerait ? Pour donner un peu de piquant à ma vie ? Trop aimable. Eh, t’as des raisonnements bien tordus dans ton genre toi non…? Tu serais pas un peu comme elle ?
- Moi ? Non. Je constate, j’écoute. Je questionne. Je ne sais rien.
- Tu lui ressembles un peu. Enfin bon, on s’en fout. Fais pas cette tête, c’est pas toi le sujet aujourd’hui, on le sait bien, toi et moi… Voilà. Ecoute, je sais pas quoi te dire de plus sur elle.
- Que penses-tu d’elle ?
- … Je pense à elle. Mais je ne sais même pas à qui je pense au fond. Je ne peux rien te dire d’autre.