Bain de foule

Tentation horrible. J’y ai cédé. Bien mal m’en a pris. Face de bouc est une chose bien affreuse. Je me suis sentie affreusement mal. En constatant tous ces gens, là, toutes leurs têtes, rieuses, bienheureuses, vivantes. Je me suis sentie morte et fière de l’être. Mais la nausée, la nausée ! Quelle nausée. J’avais un compte, dans le temps. Il a vécu une semaine. Depuis je l’ai “désactivé” (impossible de s’extirper de cette toile gluante et vicieuse, qui te capture à tout jamais). Aujourd’hui, pulsion morbide, pulsion voyeuriste… J’ai cru que je pourrais espionner sans être vue. Au final ça n’a pas marché. Mais j’ai cédé à la tentation de la “recherche”. Que de temps perdu. Le dégoût. La honte. La haine. Tous ces sentiments immondes, tous ces visages que je me suis mise à détester, brutalement. J’ai tout de suite désactivé. Encore. Cette fois ce n’était qu’une mascarade. J’espère que personne n’aura remarqué mon passage. Je ne crois pas. Je me volatilise. Je me rends compte que je hais tout ça. Tous ces jeux de visages. Tous ces rires figés et mortifiés. Toute cette bonne humeur standardisée, tout ce copinage frénétique, compulsif. Tous ces êtres abjects. La laideur. C’est la laideur qui me frappe le plus. Cette mise en scène collective. Chacun essaie d’apparaître sous son meilleur jour. Ou sous son plus mauvais. Toujours pour racoler. Mais il n’y a toujours rien à se dire. La vie se transforme en un statut, en une somme de clichés éhontés, l’amitié en quelques clics, l’amour en une kitschitude généralisée. On collecte, on collectionne, on affectionne, on se bidonne. Moi je ne suis rien là-dedans. Je ne veux pas – être. Être là-dedans. Quelle horreur. Le lien social. La nausée, quelle nausée. Et puis là ils font tous la fête, ensemble. Un temps je me suis dit que j’aurais voulu être avec eux. Et en fait – non, là, le rejet est viscéral. Je ne veux plus y aller. Je veux m’enterrer toute entière dans mes chimères. Seule. Fatiguée. Je n’ai plus envie de vaincre.

Avec l’âge

Tu commences par être quelqu’un de très doux et de très innocent. Tu fais ce qu’on te demande sans rechigner pour plaire à tes parents. Tu deviens une très bonne élève, chouchou des professeurs ; en primaire on te jalouse un peu mais, globalement, on te voit d’un bon oeil. Tu sens bien que tu n’as pas grand chose à faire pour avoir d’excellents résultats ; tout te paraît simple et bon, tu joues pas mal avec tes copains, le monde n’est pas si moche.
Puis vient le collège, l’adolescence, l’orgueil ; l’intelligence devient une tare, un ridicule difficile à assumer. En plus tu fais une tête de moins que tout le monde, tu es la seule personne du collège, sur cinq cents élèves, à avoir des yeux bridés et un nez épaté ; en somme, fluette et fragile, tu es la cible idéale pour tous les jeunes prépubères qui auraient envie de se défouler. Auparavant tu étais protégée par tes copains ; et puis au collège tout change, tu n’as plus grand monde pour te soutenir.  Alors tu passes, dans les couloirs, on ricane, on se moque, comme ça, gratuitement. Le pire – les escaliers, tu te demandes si on va pas te faire tomber un jour à force de te bousculer. Des petites claques, l’air de rien, des sobriquets ridicules qui pleuvent sur ta tête et qui encombrent ta poitrine qui suffoque. Tu vois tous ces “grands” avoir l’air “grands” et être d’une stupidité innommable ; de ton côté tu es minuscule, tu as l’air tout juste sortie du berceau mais tu as déjà un cerveau trop développé, trop plein. Tu comprends que le monde n’est vraiment pas ce que tu attendais – un espace de liberté où chacun pourrait s’épanouir à son aise. Tu lorgnes vers le lycée – tu te dis que là-bas les choses seront différentes, tu vois tes frère et soeur sortir tous les soirs, tu te dis qu’une fois là-bas tu seras vraiment libre et que toute cette violente cacophonie s’arrêtera, autour de toi. En attendant tu te construis une cuirasse, tu deviens méchante – là, la thèse rousseauiste prend toute son ampleur. Tu étais quelqu’un de profondément gentil mais à force de te faire piétiner par le monde, tu as dû noircir tes pensées et souhaiter le mal autour de toi. Ta verve s’est acérée ; ton orgueil s’est endurci ; tu te dis qu’il faut lutter pour te faire une place, car être à ce point aliénée n’est plus supportable. A toutes ces brimades que l’on te dit, bravement, d’ignorer – comme si l’on pouvait vraiment rester indifférent à sa propre souffrance – tu finis par répondre avec aigreur, avec intelligence, avec sarcasme. Oh certes, cela ne t’aide pas toujours – mais au moins cela te soulage, tu affirmes ta supériorité intellectuelle, tu prépares à l’avance toutes ces piques acerbes qui te permettront de les gifler verbalement. Tu penses à autre chose qu’à cette distance qui s’est déjà créée entre toi et le monde ; et tu gagnes, peu à peu, le respect de tes soi-disant aînés. Tu comprends bien que le travail et la rigueur sont mal vus ; tu songes dans le même temps que tu es déjà suffisamment alerte et vive pour te passer de tout effort dans ton parcours scolaire. Au fond, si tu y réfléchis : tu t’ennuies vraiment en cours, tu comprends tout trop vite, tu te languis en regardant par la fenêtre, tu voudrais vraiment être ailleurs. Alors, tu commences définitivement à te sentir supérieure au commun des mortels, et tu veux bien entendu l’affirmer, le montrer, avec audace, pour que l’on cesse définitivement de te mépriser. Et ça marche : tu gagnes même le respect des plus gros caïds, qui considèrent ton intelligence non pas comme une tare, mais comme une force ; ton apparente sympathie, ta décontraction, ta nonchalance te rendent presque séduisante. D’autres que toi, étant pourtant moins brillants que toi, se font encore traiter d’intellos ; toi tu as largement dépassé ce stade et tu savoures, intérieurement, la grande victoire que tu crois avoir sur la société qui t’entoure. Tu atteins ton apogée en classe de troisième ; tu es déjà aux portes du collège, tu te dis que le monde est à toi, que le ridicule ne tue pas et que tu peux vraiment te lâcher. Tu deviens populaire, tu es élue déléguée de classe à la majorité absolue ; et si ce n’était ce ridicule que tu peux avoir quand tu es amoureuse, tu réussis vraiment ton année de bout en bout.
Arrive le lycée ; tu es certaine de ta supériorité intellectuelle, mais tu souffres finalement de la distance que cela peut créer avec les autres – et surtout avec le genre masculin. Car ton corps grandit peu, tandis que ton cerveau se développe à toute vitesse. Autour de toi il y a déjà tout un monde de presque femmes qui s’assument et qui font valoir leurs atouts manifestes auprès de jeunes mâles en mal de sensations. Tu te retranches un peu finalement. Tu prends mieux le temps d’observer tous ces gens qui ne se jugent plus, mais qui se jaugent du regard ; tu sens poindre une superficialité presque indécente dans les rapports humains. Mais bon, tu es dans une “bande”, tu as envie d’y croire un peu ; même si l’ennui est toujours plus croissant. Tu t’ennuies en cours, tu t’ennuies des gens que tu côtoies, tu te réfugies dans des plaisirs collectifs qui te font oublier qui tu es. Lentement la solitude t’étrangle : la supériorité qui t’a permise de briller jusqu’alors n’a plus le moindre effet sur ce nouveau monde. La liberté que tu cherchais, tu l’as eue, mais tu ne sais même plus quoi en faire ! Tu vois tous ces gens qui en font n’importe quoi, qui s’enlisent dans leurs niaiseries. Tu désires te faire désirer mais il n’y a réellement personne qui trouve grâce à tes yeux. Enfin, tu trouves un alter-ego, là où tu ne t’y attendais pas – tu respires, mais le monde du lycée te répugne encore plus, du fait d’avoir trouvé quelqu’un qui avait su s’en affranchir, et qui te conforte dans ta supériorité. Tu attends que les choses se passent, tu renforces cette ambivalence entre non-travail et résultats exceptionnels pour vraiment te donner l’air d’un génie ; et cela fonctionne bien ! Tu as de nouveau quelques instants de consécration qui te font gagner l’admiration de tes pairs – mais rien d’autre, et tu ne voulais rien d’autre, car déjà tes pairs te semblent lents, bêtes, ennuyeux. Tu espères l’université, monde plus anonyme, plus vaste, plus ouvert – plus libre encore peut-être. Tu as ton bac avec mention sans trop en faire, tu choisis une filière qui te semble bizarre et originale. Mais tu n’as déjà plus l’espoir d’être vraiment sociable. Les plaisirs collectifs te sont devenus étrangers et vains. Tu te retranches derrière un cercle limité d’amis. Et puis tu espères toujours fuir, toujours plus loin. Paris, pourquoi pas ? D’autant plus que ton alter-ego est prêt pour l’aventure. Tu quittes cette ville qui a bercé tous tes beaux jours, et qui t’étouffe car elle est trop petite pour tes rêves de grandeur. Tu découvres un nouveau monde, auquel tu appartiens encore moins. Une fac où les gens se connaissent, et où tu n’as envie de connaître personne. Tu fais vaguement des efforts, surtout au moment où il faut quitter cette fac – pour aller ailleurs, dans un lieu où tu espères apprendre quelque chose qui en vaille la peine, car cette filière bizarre, bâtarde et creuse ne convient guère à tes aspirations les plus profondes. Pendant ce temps tu lis, tu dévores des pavés de littérature, tu te développes une personnalité mâtinée de personnages de romans – les plus fous, les plus bizarres, les plus exaltés que tu croises, pour pallier à cette morosité de caractère, à cette absence d’enthousiasme pour la vie que tu traînes depuis trop longtemps déjà. Et pourtant tu regardes souvent ton passé avec amertume – te disant que tu aurais pu saisir certaines occasions qui auraient pu t’ancrer définitivement dans le monde. Mais à présent, tu sais que tu n’as plus de place dans ce monde qui t’est devenu trop familier, et trop dérisoire. Tu abhorres les conventions sociales, tu refuses de sourire aux autres quand ceux-ci ne te donnent pas envie de sourire. Tu deviens avare : tu ne t’autorises plus le moindre geste gratuit, tu te mets sur la défensive, tu ne te lies aux autres que par jeu, ou que par désespoir de cause. Et puis tu ne sais pas quoi faire de toi-même à l’avenir : tu es suffisamment intelligente pour percer dans le monde du savoir, mais ce monde du savoir est sec, sclérosé, nécessitant souvent mille vilenies sociales pour parvenir à ses fins. Tu voudrais créer, car il te semble que c’est l’élévation suprême pour un esprit supérieur. Tu gribouilles, tu te lances dans un projet de roman qui dure, qui dure, qui grandit avec toi, mais que tu es incapable de mener au bout. Tu cherches une échappatoire, tu découvres une école, tu la tentes avec cette volonté de conserver ton prestige habituel – ne pas faire d’efforts pour y arriver. Tu écris un truc à la va-vite trois jours avant la date butoir ; tu t’autorises de longues pauses pour l’épreuve sur table, tu te fais remarquer discrètement ; tu as la sensation de maîtriser les échanges à l’oral. Tu es finalement acceptée – dans un monde élitiste et prestigieux qui ne t’attendait pas. Tu commences à comprendre que tu vas sortir de cet anonymat confortable et déplorable dans lequel la fac t’avait plongée. Tu vas être dans un groupe serré, restreint, avec lequel il faudra former une sorte de “fraternité”. Et tu te retrouves donc avec toi-même, avec ton lot d’amertume sur le monde, tu te dis qu’il va falloir revenir sur cette froideur qui a teinté la majorité de tes rapports jusqu’à présent, pour aller vers les autres – non pas par désir de se lier à autrui, mais bien pour vaincre, pour conquérir, pour sortir gagnante de cette histoire. Il s’agit d’un nouveau monde, il faut y briller – c’est le seul objectif sérieux que tu te fixes malgré toi, par habitude, parce qu’il faut bien lui montrer, à ce monde que tu dédaignes si facilement, que tu es capable d’y triompher. Tu y parviens quelque peu – tu as un sens stratégique très développé qui sait quand sortir ses cartes pour marquer les esprits. Tu as la vague impression de créer des liens, de t’investir beaucoup – tu te dis qu’il faut finalement aimer passionnément les autres pour ne pas les mépriser. Tu cherches à tout prix à les connaître, sans te dévoiler – tu crées quelques remous et tu te rétractes aussitôt comme un insecte lésé, tu te sens abjecte d’avoir été si loin sans avoir été réellement intéressée par les personnes. Tu as la vague sensation de manipuler avec une forme de sincérité – la manipulation suprême, la seule qui fonctionne réellement. Toi qui avais tant fui l’indulgence car elle te paraissait une notion basée sur le dédain, sur le mépris le plus abject, car non assumé – tu te mets à être indulgente envers ces autres qui t’entourent. Pire, tu essaies à nouveau de t’oublier dans les jeux sociaux les plus triviaux, tu te perds dans les plaisirs collectifs, entraînée par cette cohorte d’êtres inférieurs – et tu t’en veux de penser à ce mot, tu as déjà quelques relents de culpabilité, mais pourtant ! c’est ce que tu penses, au fond, si tu es honnête avec toi-même. On te demande de te livrer, on a envie de te connaître – mais toi, fondamentalement, tu as envie de ne connaître personne et de n’être connue par personne. Tu cherches la chaleur là où elle se trouve pour sortir du froid de la solitude – mais peu importe la source de chaleur ! La chaleur seule compte. Cette distance, que les autres perçoivent, et qu’ils peuvent interpréter comme de la réserve, de la pudeur – c’est ce qui te paraît absolument nécessaire pour les supporter. Tu sens bien, déjà, que tu es autre – que les autres se lient plus facilement d’amitié entre eux qu’avec toi. Tu as compris, avant eux, que plus tu te livreras, et plus ils s’éloigneront – car tu as déjà beaucoup donné, en réalité, mais ils n’étaient pas en mesure de le comprendre, ni de l’apprécier, ils prennent cela pour du mystère, alors qu’ils ressentent déjà, intuitivement, une forme de réticence. Sous le vernis de la séduction que tu prends bien soin d’entretenir – pour attiser le désir et l’estime, à défaut d’autre chose – tu as déjà laissé transparaître beaucoup de choses, et pas des plus aimables. Tu sais, au fond, que tu te sens supérieure et peu amène – que tu n’apprécieras que ceux qui accepteront de rentrer dans ton jeu, et de se hisser vers toi, et non l’inverse. Tu as la vague impression que tu n’auras rien à apprendre d’eux ou presque – mais qu’en revanche tu peux leur apprendre plein de choses et que tu pourrais le faire sans réserve, pourvu qu’on t’accepte en tant qu’être supérieur. Et tu ricanes, au fond, de cette manière que tu as à toujours vouloir te hausser par rapport aux autres – tu sais que tu domines pour éviter d’être dominée. Tu as une peur tétanique de la moquerie, du jugement dépréciatif et erroné, alors tu te retranches dans ton orgueil pour éviter d’avoir à t’exposer. Mais c’est parce qu’au fond, tu sais qu’autrui ne te percevra jamais telle que tu es, car il ne possède pas en lui la subtilité et l’honnêteté pour y parvenir. Ce sentiment de grandeur agit comme un repoussoir – d’autant plus que tu es encore si jeune ! Au mieux on t’estimera, au pire on te méprisera pour avoir tant de hauteur sur les autres. Mais jamais on ne t’affectionnera. Alors à quoi bon ? Tu songes avec nostalgie à toute cette bonté, qui s’est presque envolée, qui ne jaillit que de manière maladroite, malade ; les résidus de cette gentillesse baignent dans tes tripes déjà trop viciées. Tu t’exaltes et tu n’es pas comprise ; tu veux t’exprimer avec fougue, car là est ta véritable nature, et tu fais peur ; tu voudrais rentrer directement dans le lard des choses, oublier ces codes sociaux vains et insipides, et là tu angoisses vraiment car, qui peut réellement supporter cette exigence de sentiments ? Cette brutalité des rapports ? Cette frontalité des échanges ? Ta bonté est devenue un caractère déraisonné et noir ; ta gentillesse est devenue passion bilieuse qui ne se réfrène que par écoeurement, face à l’inertie du monde alentour. Au final, tu restes seule et malhabile. Ton alter-ego est bien là pour t’épauler – mais rien ne te donne envie d’aller vers le monde, au fond.